Notre monde professionnel vit dans un monde “co-” : la co-construction, le collaboratif, l’idéal d’une entreprise plus humaine passe aujourd’hui par un travail commun, où chacun collabore avec son voisin pour obtenir des projets où “le tout est meilleur que la somme des parties”. Mais peut-être a t’on oublié dans toute cette vague de bons sentiments que la stimulation intellectuelle, la motivation, la créativité, passe parfois plus par la mise en concurrence que par une démarche où l’on travaille main dans la main, certes avec de très belles valeurs humaines, mais aussi avec des nécessités de compromis, de gestion de groupe pas forcément compatibles avec la démarche créative de chacun. Et si l’on réintégrait des notions de compétition, de concours, où l’esprit de conquête, les conditionnements de survie, le réflexe presque reptilien de l’humain, jouent un rôle de puissant moteur ?
Vers un process de sélection créative
J’ai dévoré récemment un livre découvert complètement par hasard : “Creative Selection : inside Apple design process during the golden age of Steve Jobs“. Il ne s’agit pas du tout d’une n-ième biographie de Jobs, où l’on détaille son caractère de cochon et son éventuel génie, mais d’un témoignage de l’intérieur, très opérationnel, d’un développeur logiciel ayant travaillé chez Apple durant la période 2000-2010. Et c’est passionnant.
Passionnant car on découvre le dessous de la création de certains des outils que l’on a sous la main au quotidien aujourd’hui. De longs chapitres sont par exemple consacrés à la conception du clavier de l’iPhone. Cela pourrait paraitre complètement anodin et peu excitant, mais c’est le mode opératoire qui a permis d’inventer cette fonction qui est très intéressant à étudier.
Une utopie plus qu’une vision
Première leçon : la démarche commence sans génie visionnaire, mais une vision stratégique pas forcément très maîtrisée. La démarche ayant amené à concevoir un tel clavier a été stimulée par deux paramètres :
- Tout d’abord, le constat que les claviers de smartphone étaient très peu pratiques. Le Blackberry, qui dominait à cette époque, permettait une saisie via un clavier physique qui nécessitait pas mal de technicité pour pouvoir l’utiliser correctement
- Ensuite, le design : la décision de passer par un objet qui serait essentiellement un grand écran tactile, sans boutons physiques, a été prise très tôt. S’il y a une “vision” de la part de Jobs et Jonathan Ive, son designer, c’est celle-ci : l’utopie d’un écran interactif, comme on peut en voir dans 2001 l’Odyssée de l’Espace. Mais cette utopie n’est malheureusement pas fournie avec sa solution technique !
Un management minimaliste
La seconde leçon apprise dans l’ouvrage est la façon dont l’équipe en charge de la conception de l’iPhone était constituée, et gérée :
- l’équipe était minuscule : on est très loin ici d’un projet éléphantesque, et les managers avaient en réalité plus en charge de synchroniser les différentes tâches que de “manager” de l’humain : d’après le récit qui est ici fait, on constate que le seul moment où l’humain est “géré” est au moment du recrutement : qui est choisi pour intégrer l’équipe, selon des critères assez nébuleux par ailleurs
- Les personnes sélectionnées pour intégrer ce style d’équipe le sont pour un point commun : leur capacité a explorer, à creuser des pistes, de manière très autonome. L’auteur du livre avait fait ses preuves chez Apple en concevant quasiment seul la première version de Safari, le navigateur web sorti sur Mac au début des années 2000. Pour ce projet de navigateur, l’équipe ne s’était étoffée qu’après avoir atteint la capacité de faire une démonstration en interne du produit
- Plus surprenant, le sens de l’empathie est très clairement mis en avant, largement au delà des capacités techniques des membres de l’équipe. On pourrait imaginer qu’avec le caractère dictatorial d’un Jobs, la valeur même d’empathie soit fort éloignée des développements, elle était au contraire au cour du projet : toujours se mettre à la place de l’utilisateur, et tout faire pour qu’il ait l’expérience la plus agréable, la plus simple, la plus valorisante possible.
- La conduite de projet est ensuite largement informelle. Quasiment aucune réunion formelle, pas vraiment de cahier des charges, juste le souhait de satisfaire une vision, avec des temps forts cruciaux : les démonstrations (on y reviendra plus tard).
Tâtonnements et compétition
La troisième leçon est celle des tâtonnements, et de l’esprit de compétition en interne, qui ont permis ensuite d’amener le vrai caractère “génial” de l’outil.
Quand Ken Kocienda, l’auteur de l’ouvrage, a intégré l’équipe en charge de la conception de l’iPhone, ou plutôt du “project Purple” comme il s’appelait à l’époque, il n’avait pas d’idée précise de comment gérer une interface tactile. A vrai dire, personne n’avait cette compétence à l’époque, et personne n’avait encore vu de clavier suffisamment “smart” pour pouvoir être utilisé au quotidien.
Lorsqu’il est clairement apparu que le clavier constituait le problème le plus complexe à résoudre, la petite équipe a eu pour ordre de se focaliser entièrement sur cette problématique.
“A partir de cet instant, vous êtes tous les ingénieurs en conception de clavier”.
En effet, il était clairement apparu que le projet n’avait aucun sens d’un point de vue utilisateur s’il ne parvenait pas à résoudre la contrainte extrêmement forte donnant le ton du projet : parvenir à fournir une expérience utilisateur supérieure aux téléphones avec clavier, sans fournir aucun clavier physique, ni périphérique de saisie autre que le doigt.
Brainstorming vs compétition interne
Un des témoignages les plus surprenants dans ce livre est l’absence quasi systématique de “brainstorming” chez Apple : l’auteur explique qu’il n’a quasiment jamais vécu de telles réunions pendant toute sa carrière dans la firme. La “sélection créative”, titre de l’ouvrage et leçon principale décrite par l’auteur, passe par une vraie mise en compétition des différents membres de l’équipe, sous forme d’échéance forte : celle d’une démonstration à faire devant le top management, et en particulier devant Steve Jobs.
La compétition par la démonstration
Les geeks des années 90 se souviennent sans doute du phénomène des “démos” : ces compétitions, en temps limité, étaient des événements où chaque équipe devait faire la preuve de ses capacités techniques et créatives, en développant en quelques heures une “démo”, qui n’avait pas vraiment d’utilité, mais qui devait être l’occasion d’explorer, d’expérimenter, et ce dans un esprit de compétition assumé puisque ces événements amenaient ensuite des vainqueurs, des prix, etc… Pour autant, cet esprit de compétition était largement complété par une “fraternité” de la communauté des démo-makers, qui prenaient ensuite plaisir à expliquer leurs “trucs” et s’échanger les astuces qui permettaient ensuite de réhausser encore le niveau lors de l’événement suivant. Cette façon de faire, qui s’appuie sur des stimulis humains très proches de la compétition sportive, a permis d’amener ces communautés dans de très hautes sphères techniques : des concepts incroyables sont apparus lors de ces événements, poussant le matériel à l’extrême, et contribuant largement à la création de jeux et de technologies extrêmement innovantes.
Aujourd’hui, la façon de faire au sein des entreprises passe beaucoup plus par ces concepts issus du collaboratifs : on met des têtes bien faites dans une pièce, et on leur demande “d’être innovants”. Mais ce témoignage de l’Apple des années 2000 m’a rappelé que d’autres modes de fonctionnements, plus liés à la compétition interne, existaient, et pouvaient être des plus fertiles.
Lors de la conception du clavier de l’iPhone, chacun amenait son idée, mais aussi sa réalisation ; et les différents concepts ainsi réalisés étaient ensuite tout simplement présentés successivement, comme autant de candidats, à la personne tenancière de la “vision” produit, à savoir Jobs lui même. Qui, lors de ces présentations, était finalement assez éloigné de l’image qu’on se fait de lui : certes impitoyable dans ses jugements, mais aussi calme, ouvert aux suggestions, concentré, focus dans un unique but : celui de se mettre à la place de l’utilisateur.
Plusieurs éléments clés étaient réunis pour que ce mode de fonctionnement puisse aboutir :
- une personne clé ayant le pouvoir d’arbitrer entre les différentes solutions proposées, et ayant l’aura d’une crédibilité sans faille pour le faire (personne ne se serait amusé à contester les choix finaux du grand chef)
- une grande ouverture d’esprit de la part de toute l’équipe, y compris du décideur : avoir la capacité d’une lucidité permettant d’accepter un arbitrage plutôt que de défendre jusqu’à l’absurde un postulat de départ
- un processus itératif et une grande disponibilité de chacun : il n’y avait pas une grande démo unique, mais plutôt toute une séquence de démonstrations successives, espacées de quelques jours, pour converger vers une solution validée
- un focus absolu : tous les autres sous-projets ont été gelés tant que cette problématique de clavier n’avait pas été résolue
- et, sans doute le point le plus important : chaque ingénieur ainsi mis en situation de compétition est amené à ensuite passer sur une phase beaucoup plus collaborative, où chaque bonne idée d’un projet est reprise dans une version future hybride d’un autre projet.
Fusion de concepts et itérations
Les différentes phases de conception du clavier de l’iPhone sont décrites en détail, et c’est complètement passionnant. Je ne vais pas pouvoir paraphraser toutes ces étapes ici, mais en voici les grandes lignes :
- Le premier clavier de Ken était une sorte de “clavier blob”, où chaque touche était en forme de blob et permettait de choisir entre plusieurs touches, un peu comme les claviers T9 des premiers téléphones. Cette version était très laborieuse et peu utilisable
- La deuxième version introduisait la notion de dictionnaire : chaque “touche” représentant plusieurs lettres, mais des suggestions étaient ensuite affichées, en devinant à partir des différentes combinaisons de lettres quels mots étaient tapés au clavier. Cette version avait enthousiasmé le VP tech (Scott Forstall), mais beaucoup moins le VP marketing, qui trouvait ce clavier à plusieurs lettres par touche peu intuitif
- Une troisième version permettait d’avoir un vrai clavier QWERTY, familier pour l’usager, en y associant des prédictions sur les zones tapées par l’utilisateur. Cette version était un hybride avec un autre développement, un “jeu” ayant pour but de faire des statistiques entre ce que l’usager pensait “toucher”, et ce qu’il touchait vraiment à l’écran.
- Les itérations suivantes ont surtout concerné la qualité du dictionnaire, et la mise en place de notion de priorité : le mot “egg” par exemple doit être proposé prioritairement au mot “eff”, qui utilise les mêmes zones de touches, mais qui est beaucoup plus rare.
Toutes ces étapes peuvent apparaître évidentes aujourd’hui. Mais il ne faut pas oublier que l’on partait d’une situation où personne n’avait vu fonctionner un clavier complètement tactile, ni même imaginé que cela puisse être possible.
Le courage de jeter
La dernière grande évolution a été la plus spectaculaire, et pourtant n’a nécessité que quelques minutes de développement. En discutant avec un de ses collègues (être focus permet d’avoir une forme d’obsession sur un sujet, remplissant ainsi toutes les discussions, et comme souvent, les meilleures idées émergent au détour d’une discussion à la machine à café), Ken a tenté une expérimentation : supprimer la barre de suggestions de mots, pour la remplacer par l’insertion automatique du mot à priori le plus pertinent. A la grande surprise de Ken et de son collègue, cette simple modification a permis d’obtenir immédiatement une expérience utilisateur parfaitement fluide, avec une saisie très naturelle et sans aucune interruption, telle qu’on la connait aujourd’hui.
Avant cette modification, il était nécessaire de sélectionner manuellement chaque mot parmi une barre de suggestion. Cette barre de suggestion avait fait l’objet de nombreux développements, et avait nécessité beaucoup d’efforts. La supprimer était une opération très simple, mais qui nécessitait beaucoup de courage : cela impliquait de faire son deuil de tous les efforts consacrés à cette fonction, et aussi de la lucidité : parvenir à repérer les fonctions qui se justifiaient dans le passé, mais qui n’avaient plus de sens.
Focus et cloisonnement
Apple est connu pour sa culture du cloisonnement : les ingénieurs du software de l’iPhone ne connaissaient quasiment rien du hardware qui allait être utilisé au final, et découvrirent le nom du produit que lors de la keynote de présentation. Quant à la majorité des employés Apple, ils n’avaient tout simplement aucune idée de la nature du projet ainsi porté, n’ayant comme seule information, ou plutôt rumeur, que “quelque chose de grand” était en préparation dans des quartiers hautement sécurisés.
Au sein de l’équipe même, ce cloisonnement était appliqué sous forme de focus en très petites équipes : une fois le brouillard levé autour de cette problématique de clavier, et la meilleure solution choisie, Ken, son principal concepteur, fût désigné comme allant porter jusqu’au bout la conception du clavier, et il allait le faire… seul. Chaque membre de l’équipe était ainsi assigné à un sous-ensemble du projet Purple de manière très précise, les cadres du projet étant en charge d’orchestrer les différentes équipes, et d’amener le projet vers une phase finale dite “de convergence”, où les briques étaient assemblées entre elles. Cette façon de faire, jouant sur la capacité à chacun de s’approprier un sujet jusqu’à l’obsession, a permis d’avoir des briques extrêmement peaufinées, même si cela amenait de gros problèmes lors des étapes de fusion techniques entre ces différentes briques.
L’obsession de la simplicité
On l’a vu, le rôle des ingénieurs en charge du projet est déterminant : si la vision d’origine, et le choix final parmi les options proposées relève des dirigeants, et de Jobs en particulier, tout ce qui fait la différence entre un concept utopique et un outil cohérent et peaufiné dans les moindres détails relève des contributions de chacun des membres de l’équipe, stimulés et motivés par ces fameuses sessions de démonstration. Mais si un point est typiquement “Jobsien”, c’est l’obsession de la simplicité.
Au début du livre, Ken parle d’une autre expérience de conception de clavier, cette fois-ci pour l’iPad. Deux concepts s’opposaient :
- Un clavier complet, avec les symboles, fonctions, etc ; c’était rendu possible par la taille de l’écran de l’iPad
- Un clavier simplifié, avec des touches plus grosses
Les deux usages avaient du sens, et Ken avait conçu, en pleine coordination avec Bas Ording, le principal designer d’interface du projet, une animation sophistiquée permettant, en un bouton, de passer d’un clavier à l’autre. Lors de la démo, cette animation donnait un cachet tout particulier à cet écran, et Jobs passa de longues minutes avec le bouton permettant de passer d’un clavier à l’autre.
Son intervention à l’issue de cette démo se limita à deux phrases, dites très calmement et avec une interaction très forte avec le démonstrateur, les yeux dans les yeux :
- “bon, j’imagine qu’il serait mieux de choisir entre ces deux claviers”
- “vous qui avez conçu ces claviers et qui les utilise au quotidien, lequel utilisez-vous de préférence ?”
Ken pensait avoir la solution avec ce bouton permettant de “switcher” avec élégance, et ainsi de contenter deux types d’utilisateurs. Mais Jobs ne l’entendait pas ainsi. Ken utilisait plus naturellement le clavier simplifié, et c’est ainsi que tout le reste fût jeté à la poubelle.
Cette démarche est très “Jobsienne” au sens où elle caractérise tout ce qui fait qu’un produit Apple est cohérent : la simplicité extrême, assortie d’une absence de choix. C’est à la fois la plus grande force et le plus grand reproche fait aux produits Apple ; une simplicité poussée à l’extrême jusqu’à l’obsession, et l’abandon de nombreuses fonctionnalités, et en particulier de fonctions de personnalisation, au profit de cette simplicité. Et c’était ainsi que Jobs voyait son rôle dans le projet : à être l’infatigable avocat de cette simplicité.
Ken présente cette démarche comme étant la représentation de l’intersection entre la technologie et les arts libéraux, un des mantras de Jobs (il présenta ce concept lors de la keynote présentant l’iPad) : il ne s’agit pas de simplement faire des outils technologiques, mais de les placer à la parfaite intersection entre ce qu’il est possible de faire techniquement, et ce qui est le mieux pour accompagner une démarche où l’on se “libère” de la technologie pour ne la mettre qu’au service de l’accession à la culture, à la créativité, etc. On pourrait également évoquer la loi de Pareto des 80/20, où, appliqué à l’informatique, 80% des utilisateurs n’utilisent que 20% des fonctions : l’idée est donc ici de s’adresser à ces 80% d’utilisateurs, quitte à se faire détester des 20% autres, mais pour que le façon dont est conçu le design d’un produit ne soit pas alourdi par ces 80% de fonctions qu’on va mettre à la poubelle avec cette démarche.
(A noter que cette démarche d’une simplification à l’extrême a largement été amendée après la mort de Jobs : que celui qui maitrise parfaitement toutes les gestuelles de l’iPad pour le multitâches me contredise…).
Une conduite de projet radicale, mais fertile
Toute la démarche de créativité sélective présentée dans cet ouvrage est une source d’inspiration immense, ne serait-ce parce que les concepts qui y sont présentés vont souvent à contre-courant de ce qu’on pratique habituellement de nos jours.
Mais le plus impressionnant reste encore l’impact que peut avoir ce genre de démarche, finalement très artisanale, sur un projet immense : Ken explique que son principal motif de fierté est à moment de vie très précis : lorsqu’un avion atterrit, et que les passagers dégainent leur téléphone pour envoyer à leurs proches quelques mots pour les assurer que tout s’est bien déroulé pendant le vol. Certes, un simple objet conçu comme un projet purement technologique permettrait de faire ce genre d’opération, mais quiconque travaillant sur l’expérience utilisateur sait que c’est sur ce travail d’intersection entre la technologie et l’humain, l’empathie, les sciences heuristiques, qu’un bon outil peut devenir un objet prenant toute la place dans la vie des gens.