La présentation des nouveaux appareils photo, pardon, des nouveaux smartphones de chez Apple, lors de la traditionnelle présentation (on ne dit plus “keynote”, on dit “special event”) de rentrée, n’a pas vraiment passionné les foules, même si les investisseurs sont eux ravis de voir s’étoffer l’activité “services”, fort lucrative, de la firme.
Cela fait déjà un moment que l’on parle d’itérations successives : difficile, en étant objectif (même si les orateurs de chez Apple le sont fort peu), d’utiliser désormais à outrance le terme “révolution”, tellement les évolutions des téléphones intelligents se font maintenant à petits pas, certes assurés, certes parfois impressionnants de maîtrise technologique, mais sans grand chamboulement.
By iteration only
— Seth Weintraub (@llsethj) 10 septembre 2019
Je ne vais pas ici décortiquer la présentation Apple (d’autres l’ont déjà fait de manière très exhaustive, ici à l’écrit, ou ici en podcast, par exemple). Mais plutôt chercher à m’interroger sur la prochaine étape. Car la concurrence n’est guère mieux lotie en terme d’innovation (si l’on excepte les téléphones pliables, qui sont plus de l’ordre du prototype commercialisé pour l’instant). Rien de comparable à la lame de fond de 2007, lorsque iPhone et Android sont apparus, quasi simultanément.
L’analyste Fred Cavazza se pose également la question de “l’après-smartphone”. Car, l’innovation technologique étant ce qu’elle est, il faut qu’elle ait une révolution à se mettre sous la dent de temps à autre. Et si possible de plus en plus fréquemment, pour attirer la foule prête à faire la queue pour acheter au prix fort le droit d’ “en être”, de faire partie de la nouvelle révolution annoncée. Quitte à avoir un matériel qui se démode quelques mois plus tard.
Mais ce besoin de révolutions n’est pas que mercantile : avant l’arrivée des smartphones en 2007, l’industrie informatique était coincée dans un paradigme qui était celui du PC ; les utilisateurs avaient leurs habitudes, leurs réflexes, et l’usage fait de ces outils était de plus en plus paralysé par une sorte de torpeur, une peur de faire radicalement évoluer les choses (on se souvient par exemple du scandale des tentatives d’évolution de l’interface de la suite Microsoft Office, ou encore de Windows). Impossible d’aller de l’avant sans avoir à traîner un lourd passé, à la fois d’habitudes et de technologies.
Ces contraintes se sont instantanément effacées avec l’arrivée des smartphones, qui amenaient en 2007 un paradigme complètement nouveau : devant une nouvelle interface, les utilisateurs sont prêts à s’investir pour apprendre à utiliser quelque chose de nouveau, à avoir l’esprit ouvert à de nouveaux usages. Et même s’il faut se mettre à tripatouiller un écran avec ses doigts, au lieu d’utiliser avec un clavier une souris une interface vieille de 10 ans. Et même s’il faut apprendre à utiliser des interfaces utilisateurs radicalement nouvelles.
C’est ainsi que le téléphone est devenu l’endroit où les idées nouvelles explosaient, là où le PC stagnait depuis les lustres. D’engin de communication, il devenait appareil photo, puis camescope, puis outil central d’organisation personnelle, puis traqueur de santé, puis liseuse, puis boussole, puis GPS… Ces dix années un peu folles ont rendu les gens complètement accro, et on fait exploser le marché : pour en rester sur l’exemple d’Apple, la firme qui ne faisait en 2007 que fabriquer des ordinateurs (à l’exception de l’iPod, intuition Jobsienne qui préfigurait tout cela), est devenue en 2017 dépendante à plus de 60% de son chiffre d’affaires sur les seuls iPhones.
Les choses sont aujourd’hui très différentes : la dépendance à son téléphone commence à sérieusement inquiéter au delà du cercle des sociologues et psychologues ; les évolutions techniques ne font plus qu’avancer par petits pas, par itérations ; chaque évolution d’interface, d’expérience utilisateur fait l’objet de polémiques fortes (Snapchat s’en souvient encore) ; et, enfin, le marché des smartphones est en baisse, légère mais constante : les consommateurs ne cherchent plus à tout prix à avoir la dernière version, qui de toute manière ressemble tellement à l’avant-dernière ; on cherche de plus en plus à garder son ancien téléphone, reportant son budget sur d’autres postes de dépense.
En un mot : le marché des smartphones se met peu à peu à ressembler à celui des PC en 2007.
Il faudrait toutefois être très naïf pour croire que les principaux acteurs du marché, de Samsung à Huawei, d’Apple à Xiaomi, restent les bras croisés. Tous sont conscient que le jackpot à venir sera du côté de cette fichue prochaine révolution, qui tarde à venir. Faute d’évangéliste ? De technologie mature ? D’idées ?
Steve Jobs revient bien sûr à la mémoire de chacun lorsqu’on cherche à imaginer qui portera la prochaine révolution technologique. La vision qu’il proposait sur ses derniers mois de vie, avec la sortie de l’iPad, était plutôt pertinente.
Lorsque nous étions une nation grégaire, toutes les voitures étaient des “trucks”, parce que c’était tout ce dont on avait besoin à l’époque. Mais, au fur et à mesure où les véhicules ont été utilisées dans des centres urbains, les voitures individuelles, les cabriolets, les monospaces, ont commencé à se développer.
Steve Jobs at the D8, 2010
Les PC sont comme les “trucks”. Ils seront toujours par là, ils vont continuer à délivrer beaucoup de valeur, mais ils ne seront plus utilisés à terme que par une minorité de gens, les autres préféreront la diversité.
Et c’est exactement ce qui s’est passé. Le PC est toujours là, mais il n’est aujourd’hui plus qu’une brique dans l’écosystème, au milieu des smartphones, des tablettes… avec un “liant” fort qu’est le Cloud, qui centralise les données et les synchronise entre tous ces devices, pour les rendre interchangeables, complémentaires : on peut aujourd’hui facilement noter quelques idées sur son smartphone, puis les développer sur sa tablette, et enfin les mettre en page et les envoyer depuis son ordinateur.
A l’heure où l’automobile se cherche à son tour une nouvelle voie, je ne sais pas si cette métaphore de 2010 reste valable pour préfigurer la révolution technologique à venir. Les tentatives passées et actuelles, si elles ne sont pas des échecs, ne sont pas non plus une lame de fond : qu’il s’agisse des tablettes, des montres connectées, de l’évolution du monde de la réalité augmentée ou de l’intelligence artificielle, ces pistes creusent chacune un sillon, agrandissent le “parc” qui remplace les vieux trucks, se substituent parfois au smartphone, mais on n’a pas encore “le” gros truc, le produit qui renversera la table et remportera la mise. Apple s’en sort en s’improvisant fournisseur de services sur abonnement (Music, TV+, Arcade, Press…), d’autres s’en sortent par d’autres biais.
Bien malin celui qui saurait décrire ce “gros truc” qui n’en finit pas d’arriver. Mais on peut en esquisser quelques caractéristiques :
- il doit être moins envahissant que le smartphone. Le public ne pardonnerait pas qu’on remplace une addiction de plus en plus critiquée par une autre tout aussi pesante
- Il doit réellement être plus “smart”. Les tentatives passées de chatbot, d’assistant intelligent, d’expérience utilisateur “naturelle”, s’appuyant sur des technologies prometteuses mais pas vraiment matures, n’ont jamais vraiment réussi à convaincre.
- Il doit trouver sa place dans un écosystème déjà bien rempli. Les firmes souhaitent trouver un nouveau créneau qui incitera le consommateur à acheter deux, trois, quatre produits là où il n’en achetait jusqu’à présent qu’un seul.
- Il devra faire le lien entre les limites technologiques actuelles et les visions des futurologues de notre temps.
Philosophiquement, divers points de vue se confrontent. Entre les décroissants qui cherchent un retour vers le “vrai”, décrocher du virtuel, et les adeptes de l’humain augmenté, le fossé est immense, et l’offre à venir devra tenir compte de tiraillements très contradictoires.
Apple plus que quiconque sait que son équilibre est basé sur un subtil équilibre entre le matériel, le logiciel, et maintenant les services. Négliger une seule de ces voies pourrait lui être fatal. Mais peut-être que tout cela, au delà des études de marchés et des évolutions technologiques, manque tout simplement d’une “vision” ?